Un joli restaurant syrien situé dans l’une des rues principales de Malmö prônant des valeurs « d’échange, de partage et d’intégration », comme expliqué par « une amie du patron » lors de ma visite. Une très belle image, ternie dès le lendemain. L’établissement serait au cœur d’une sale histoire, faite de faux contrats de travail et d’employés au noir ; une pratique malheureusement courante au sein de la troisième plus grande ville de Suède. Ces informations, je les ai obtenues grâce à Latif*, un syrien de trente-quatre ans, à Malmö depuis deux ans. Je l’ai contacté via sa page Facebook, qui affiche plusieurs milliers d’abonnés et sur laquelle il partage des informations utiles au quotidien des réfugiés, récemment arrivés en Suède.
Retour en arrière.
L’Omerta
« J’ai un pull vert olive et un chignon, je t’attendrai devant l’entrée principale du Triangeln ». C’est grâce à cette description sommaire que Latif vient à ma rencontre en ce très bel après-midi d’août. Nous nous frayons un chemin parmi la foule d’acheteurs, prêts à dépenser leurs couronnes suédoises dans l’un des plus grands centres commerciaux de Malmö, et nous installons à la table en bois d’un café. Au moment de commander nos boissons, il insiste, « Laisse-moi t’inviter, c’est ma ville ici ». Sa ville, Latif y est arrivé en avril 2014 et a obtenu il y a cinq mois, un titre de séjour permanent. Il peut donc travailler ? « Pour l’instant mon niveau de suédois n’est pas assez bon, j’ai deux ans pour apprendre la langue et reçois environ sept cents euros par mois de la part du gouvernement. Mais en attendant je fais beaucoup pour la page Facebook que j’ai créée il y a six mois : partage d’offres d’emploi, reportages sur différents sujets liés à l’asile, interviews de syriens basés à Malmö ou encore organisation de manifestations ; je suis très actif et me suis créé pas mal de contacts ».
Entre deux gorgées de café brûlant, je lui explique que je suis ici pour observer la façon dont les réfugiés s’intègrent au quotidien des suédois et que dans ce cadre-là, je me suis rendue la veille dans un restaurant syrien du centre-ville. Lorsque je prononce le nom de l’établissement, son visage fin affiche une drôle d’expression. « Ce restaurant est très connu à Malmö, c’est un endroit dangereux ». Je fixe les grands yeux noirs de Latif et attends qu’il développe. « Le propriétaire est un escroc », me dit-il, avant de poursuivre à voix basse « Le service public de l’emploi propose un programme sensé aider les réfugiés à trouver un boulot et s’intégrer. Pour se faire, elle va donner une certaine somme d’argent à des entreprises qui, en échange, s’engagent à les embaucher pour une durée d’un an. La chose à savoir est que sans contrat de travail, il est quasiment impossible de trouver un appartement ou de souscrire à un abonnement de téléphone par exemple ». Et du coup, le propriétaire du restaurant profite de cette situation pour en délivrer des faux ? « Exactement. Il fait des contrats de travail qu’il donne à des personnes qui ne travailleront jamais chez lui et empoche l’argent de l’état, ni vu ni connu. Il fait ça depuis un bon moment. D’abord avec une entreprise de nettoyage qu’il a vendue et maintenant avec le restaurant qu’il a ouvert il y a six mois ». Mais depuis le temps, ça aurait dû éveiller les soupçons, non ? « Il est très malin, il vit en Suède depuis une trentaine d’années et sait comment passer à travers les mailles du filet ».
Pourquoi ne pas dénoncer l’affaire ? « Sans preuves tangibles, ça ne sert absolument à rien. Et puis personne ne voudra prendre le risque de témoigner et d’avoir des ennuis avec le département de l’immigration, ni avec le propriétaire du restaurant. D’ailleurs s’il savait que j’étais au courant et que j’en parlais… » Il mime un couteau qui lui tranche la gorge. Il les a eues de source sûre ces informations ? « Oui, j’ai trois amis qui ont été en contact avec lui pour obtenir des faux contrats de travail ».
Zone grise
Lors de ma visite le jour d’avant, j’avais bien senti que deux ou trois choses clochaient, sans trop m’attarder dessus. Il y avait d’abord ce mystère autour du propriétaire, impossible à rencontrer car « Il ne vient plus au restaurant depuis qu’il a trouvé un autre boulot, mais je ne sais pas exactement quoi, ni où ». Un peu dur à avaler sachant que « cette amie proche du patron » l’avait appelé à mon arrivée, avant de s’improviser porte-parole de l’établissement. Et puis le vrai barrage lorsque je mentionne mon souhait de discuter avec les cuisiniers. « C’est parce que la majorité est certainement au black », me confie Latif. « Le travail au noir, c’est malheureusement un fléau à Malmö. Il y a même des journalistes de Stockholm qui m’ont contacté pour en discuter ». Et pourquoi ici particulièrement ? « C’est la ville de Suède avec le taux de population étrangère le plus élevé. Tu sais, quand tu ne connais pas assez bien la langue ou que tu n’as aucune qualification, il est très difficile de trouver un emploi de manière légale alors tu prends ce que tu trouves. Après, il y en a aussi qui font ça de manière temporaire, histoire de se former. J’ai par exemple un ami qui voulait travailler en tant que caissier au sein d’un supermarché, il a donc appris sur le tas dans une petite supérette avant de réussir à se faire engager ailleurs, avec un vrai contrat ».
Mais bon, ils se font quand même exploiter… « Bien sûr, mais il y a plusieurs choses qu’il faut comprendre. Tout d’abord, il n’y a malheureusement pas assez de travail légal pour tout le monde et puis comme je te l’ai dit, sans qualifications ni compétences linguistiques, tu ne trouves rien. Un autre point est que, quand tu travailles au noir, si ça ne va pas tu peux démissionner sans problème, tu n’es pas pris au piège ». Comment ça ? « On parle du travail au black depuis un moment, mais du côté des emplois « légaux », ce n’est pas rose non plus. Il y a beaucoup d’employeurs qui profitent de la situation précaire dans laquelle on se trouve en tant que réfugiés. Pour l’avoir vécu moi-même, je sais de quoi je parle ».
Latif marque une pause pour se désaltérer et poursuit sur le ton de la confidence « J’aurais pu avoir un emploi légal comme serveur dans un restaurant de la ville, avec un contrat et un salaire mensuel viré sur mon compte en banque. Problème : j’aurais dû redonner 30% de mon revenu en cash au patron. Tu vois le truc ? Impossible de prouver quoique ce soit puisque j’aurais théoriquement touché l’ensemble de la somme et si tu parles, tu te fais virer. J’ai préféré refuser ».
Exploitation au sein de structures dites légales, offres d’emploi avec contrat peu nombreuses, manque d’expérience ou de compétences ; les raisons qui poussent beaucoup de nouveaux venus à rester sur ce marché de l’emploi bancal, sont nombreuses. Mon objectif premier était d’observer la façon dont les réfugiés récemment arrivés à Malmö s’intègrent au sein de la société suédoise. En gardant bien à l’esprit que je n’ai eu que la version de Latif, ma rencontre avec lui m’aura finalement permis de m’intéresser à la réalité sombre du travail au noir ainsi qu’aux individus et organisations qui tirent profit de la situation de précarité dans laquelle se trouvent de nombreux requérants d’asile.
Photos: © Nina.S
*Prénom d’emprunt