Gare de Catane, il est 8h20. Comme chaque matin, des centaines de personnes à la rue font la queue devant l’entrée discrète du bâtiment abritant le Help Center, mis en place par l’organisation Caritas, pour prendre le petit-déjeuner. Deux jeunes femmes tessinoises, volontaires ici durant trois semaines avec un groupe de sept autres suisses, et moi-même sommes derrière le buffet du grand réfectoire éclairé par la lumière froide des néons, prêtes à assurer le service. Sur les nappes en toile cirée des tables sont disposés des plateaux de croissants, brioches, pizzas, paninis et autres invendus que certains bars et boulangeries de la ville offrent à l’association chaque soir. Quant à l’odeur du café matinal, elle n’est ici pas de mise. On sert avant tout de l’eau et du lait.
Les portes sont sur le point d’ouvrir et je me demande quelles sont les personnes qui viennent manger ici. Des italiens ? Des migrants et réfugiés ? Valentina, sicilienne d’une quarantaine d’années et responsable de la structure me confie : « Cette année, la prise en charge à leur arrivée au port de Catane est différente de l’année passée. Maintenant, ils sont directement emmenés dans des centres d’accueil de la région ou plus au nord de l’Italie. Du coup, il y en a beaucoup moins qui restent ici et ceux que tu vois sont ceux qui, généralement, n’ont pas voulu y aller ». Et ils sont nombreux ? « Je ne peux pas te donner de chiffre exact mais il y a par exemple un groupe d’une quinzaine d’érythréens, tous mineurs, qui viennent ici chaque jour ». Valentina a à peine le temps de terminer sa phrase qu’ils font justement leur entrée. Et effectivement, ils ont l’air très jeunes. Je ne le sais pas encore mais j’aurai l’occasion d’en apprendre davantage sur eux dans la soirée.
Je ne m’en sors trop mal derrière mon buffet et ce, malgré un italien un peu hésitant. Je me fais même un copain, Pascale un sicilien d’une soixantaine d’années. Je profite d’ailleurs d’un moment de creux pour parler avec lui. « Tu sais Nina, je ne suis pas comme eux moi. Tous ces étrangers qui sont là, moi je suis ici parce que je suis un artiste » me confie-t-il fièrement, « Je fais des caricatures des touristes au parc d’attraction de la ville mais ça ne suffit pas pour joindre les deux bouts. Alors L’été, je dors dehors près du parc et l’hiver, à l’aéroport ».
Nous sommes interrompus en pleine discussion par l’un de ses amis, sicilien également, qui s’adresse avec véhémence à un jeune homme africain qui vient d’arriver dans le grand réfectoire. Je ne comprends pas tout ce qu’il lui dit mais il termine par un « retourne dans ton pays » très agressif. Cette scène et Valentina, confirment ce que je pensais : « Des épisodes comme ça, il y en a souvent. « Tu sais, ils sont âgés, seuls et dans une situation très précaire. Alors ils cherchent un bouc émissaire et pour eux, ce sont les étrangers ».
Debout derrière mon buffet, c’est justement cette solitude qui me frappe. La grande majorité des personnes qui sont ici vivent dans la rue et sont très isolés. Alors le Help Center, c’est un peu le café du coin. L’occasion de retrouver chaque jour les copains, les volontaires, et de deviser ensemble.
À l’heure de la fermeture des portes, deux cents personnes environ sont venues se restaurer. Diane, l’une des tessinoises me confie : « C’est beaucoup, mais le soir ils sont encore plus nombreux. Cela dit, il y en a aussi qui ne viennent tout simplement pas. Alors c’est nous qui allons à eux avec l’unità di strada, un petit groupe de quelques volontaires qui arpentent les rues de Catane chaque soir pour distribuer des repas chauds à ceux qui en ont besoin ».
Je demande à Valentina si je peux me joindre à eux et réussis à m’incruster dans l’équipe du soir.
Patrouille nocturne
À mon arrivée au Help Center à 19h15, deux volontaires de la région sont en train de charger le coffre du break de barquettes repas et de quelques bouteilles d’eau minérale. Ce soir, ce sera pasta pour tout le monde.
Alfio
Avant de partir et comme chaque semaine depuis maintenant 8 ans, Alfio, un ancien employé municipal à la retraite, vérifie la feuille de route. « On a un itinéraire précis avec une quinzaine d’arrêts. À force, on sait exactement où sont les gens. Il y a par exemple sur la Piazza Della Repubblica, plusieurs jeunes érythréens livrés à eux-mêmes ». À notre arrivée sur place, pas de trace du groupe à première vue, uniquement une dizaine de jeunes maghrébins assis sur l’herbe à qui nous distribuons le repas du soir. Ils se trouvent en fait dans une cour d’immeuble. Matelas, couvertures, cartons et détritus au sol, cet endroit où ils ont « élu domicile » a tout d’une déchetterie. Je reconnais bien cette cour. Un peu plus tôt dans la journée, un guinéen d’environ 25 ans m’y avait emmenée après que j’ai fait sa connaissance pendant le service du petit-déjeuner. Une rencontre étrange et déroutante :
– Tu es là depuis combien de temps ?
– Un an environ. Je cherche une femme italienne pour me marier et avoir les papiers.
– Et résultat ?
– Pour l’instant je n’ai trouvé personne. Alors en attendant, je fais du business.
– Quel genre de business ?
– Du business. Y a beaucoup de marchandise qui arrive à Catane en ce moment, ça marche bien.
– C’est quoi ta marchandise ?
– Il évite ma question et répète : Il y a vraiment beaucoup de marchandise en ce moment. Ensuite je l’envoie à Rome, Milan, Florence…
– Quand tu parles de marchandise, tu veux dire quoi exactement ?
Silence. J’ai peur de comprendre et insiste
– Tu peux m’expliquer ?
Il ne dit toujours rien
– La marchandise dont tu parles ce sont des gens ?
Il sourit gêné et essaie de changer de sujet. Je tente de le mettre en confiance
– Tu sais, je ne suis pas de la police et je ne vais donner ni ton nom, ni mettre ta photo dans mon reportage. Je veux juste comprendre.
– Ici, le gouvernement les laisse tomber. Moi je les aide, gratuitement pour l’amour de dieu (il me demande néanmoins 50 euros à la fin de notre entretien pour m’avoir donné ces informations. Somme que je n’ai bien entendu pas payée).
– Donc tu es un passeur ?
Il sourit et me dit
– Tu es maline comme un singe.
Ceci est un extrait de notre conversation qui aura duré plusieurs heures. Difficile pour moi de vérifier, ce qu’il m’aura avoué à demi-mot. Il est dans tous les cas de notoriété publique à Catane que les alentours de la gare sont le fief de passeurs. Ces derniers escroquent des migrants et réfugiés qui arrivent en Sicile complètement perdus et qui espèrent pouvoir continuer leur route vers le nord, sans avoir à passer par un centre d’enregistrement italien au préalable.
C’est donc dans cette fameuse cour, visitée un peu plus tôt dans la journée, que je fais la connaissance de deux adolescents érythréens, à la silhouette frêle et au regard timide. Je sens qu’ils n’osent pas venir chercher leur repas alors je vais à leur rencontre. C’est également l’occasion pour moi de tenter d’en apprendre davantage sur eux : « Moi je suis arrivé ici il y a environ trois semaines, et lui un mois. On est arrivés seuls ». Ils sont maintenant livrés à eux-mêmes et je me demande pourquoi ils n’ont pas suivi les personnes en charge de l’acheminement des migrants et réfugiés vers les centres d’accueil. Je constate rapidement que les deux jeunes garçons de seize ans peinent à me donner une réponse qui tienne la route « Quand je suis arrivé, j’ai d’abord voulu aller visiter le marché de la ville au centre et n’ai plus été capable de retrouver mon chemin », me confie l’un d’eux. Font-ils partie, lui et les autres, des personnes dont Valentina me parlait, celles qui s’enfuient à leur arrivée pour ne pas se rendre dans ces centres d’enregistrement ? Et que va-t-il leur arriver ? Ces jeunes mineurs non-accompagnés sont en effet très vulnérables et donc des proies faciles pour toutes personnes malintentionnées.
La cour dans laquelle vivent la bande jeunes érythréens
Alfio me fait signe, il faut continuer. Parce qu’avec encore une cinquantaine de repas à distribuer, nous sommes attendus. « Tu sais, certains n’ont parfois même pas envie de manger, ils ont surtout besoin de parler. Alors nous on est là pour les écouter et pour passer un moment avec eux ». C’est par exemple le cas de Pascale que je retrouve au parc d’attractions. Il me présente Luigi, vendeurs de ballons, et Antonio, un ami voiturier. Tous trois nous attendent pour manger et discuter. Avant de repartir, ils acceptent de poser devant mon objectif. Torses bombés, têtes hautes et regards dignes, je ressens cette fierté de travailler dont Pascale me faisait part plus tôt dans la journée.
Pascale
Luigi
Un couple d’italiens sur une place, un jeune roumain dans un maison abandonnée, quatre sri-lankais dans un garage, et j’en passe. Locaux, étrangers, migrants, réfugiés ; ils ont tous leur histoire et un vécu différent. Et malgré cela, une chose en commun : celle de se retrouver à la rue après avoir tout perdu. En me ramenant chez moi à la fin de la soirée, Alfio me confie « Cela fait huit ans que je fais ça et il y en a certains que je connais très bien maintenant. Et puis, j’ai aussi vu beaucoup d’amitiés se créer entre eux. La rue, ça unit ».
Alfio (à gauche) et Giovanni (à droite) discutent avec un sdf (au centre) pendant la patrouille
Un homme prépare son lit pour la nuit
Photos: © Nina.S