Ils sont jeunes, allemands et ont décidé de ne pas rester les bras croisés face au défi que représente l’intégration des nombreux réfugiés arrivés récemment à Berlin. Convaincus que la cuisine est un excellent moyen de partage et d’échange interculturel, ils organisent des rencontres culinaires entre locaux et nouveaux venus dans la capitale, et en Europe.
Immersion au sein de deux structures, un petit peu particulières.
Fourneaux mobiles
Cinq pays, septante-cinq soirées, deux mille deux cents participants et tout autant de repas préparés en son sein. On peut aisément dire que l’ancien container maritime bleu roi reconverti en cuisine mobile, devant lequel je me trouve a sacrément vécu. Après cinq mois passés entre Bari, Marseille, Duisburg, Deventer et Göteborg, le voilà de retour à Berlin, dans les Ministergärten, pour quatre semaines au moins. Nom de l’opération ? Kitchen on the run. Et je fais partie ce midi de la quinzaine d’invités qui feront office de commis pour Moder, syrien d’une trentaine d’années à Berlin depuis deux ans, et chef du jour.
Moder
Une cuisine dans un container, c’est plutôt original, non ? Jule, jeune allemande qui a créé le concept avec deux amis, m’en dit un peu plus. « Comme tu le sais, l’Europe, et l’Allemagne en particulier, a accueilli de nombreux réfugiés dernièrement et on a clairement pu observer un repli sur soi de beaucoup de pays, qui se sont sentis menacés. Rabea, Andi et moi-même avons donc eu l’idée d’un espace qui ne divise pas les locaux et réfugiés, mais au contraire les rassemble. Et quoi de mieux pour ça que se retrouver autour d’une table ? En cuisinant et en prenant un repas ensemble, on en apprend davantage sur la culture de chacun. C’est un super moyen d’échange et d’intégration. On a donc décidé de se lancer sur les routes d’Europe et de tester notre concept. » Et résultat ? « Très positif. Certains soirs, ce sont les habitants de la ville où nous étions qui apprenaient aux réfugiés une spécialité locale et vice versa les jours suivants. Les participants ont à chaque fois joué le jeu, on n’a pas eu un seul problème. Des moments superbes et de très belles rencontres ».
Bois clair au sol, évier, tables de cuisson gaz, batterie de casseroles et étagères remplies d’épices, j’ai l’impression d’être dans une « vraie » cuisine. J’imagine qu’au niveau logistique et investissement, ça n’a pas dû être facile. « On a participé au concours Advocate Europe Idea Challenge, dont le but est de proposer des projets ayant pour vocation d’améliorer la situation en Europe, et Kitchen on the run a terminé dans le top dix des lauréats. On a donc empoché une enveloppe de cinquante-mille euros afin de nous aider à nous lancer. Pour compléter, on a fait appel au crowfunding et avons reçu beaucoup de dons, comme le container et la vaisselle par exemple. Et puis tous les meubles que tu vois là ont été créés par des étudiants en architecture à Berlin en collaboration avec des réfugiés ».
Tabliers autour du cou et prénoms sur la poitrine, « la brigade » réunie autour de la grande table en bois dressée à l’extérieur, suit avec beaucoup d’attention les instructions de Moder, qui a prévu un taboulé syrien pour le repas de midi. Je constate que mon voisin de gauche, Abdallah, est super rapide au moment de hacher la coriandre fraîche. Est-ce qu’il a l’habitude de cuisiner ? « Pas vraiment, seulement des choses simples que je me prépare à la maison », me confie timidement l’afghan de trente-trois ans. L’histoire d’Abdallah, c’est celle-là même d’une intégration réussie. Arrivé en Allemagne il y a quatre ans, il a d’abord vécu dans un foyer d’accueil avant d’obtenir un permis de séjour et de trouver un emploi de magasinier dans une enseigne bio. « Et j’ai récemment emménagé dans un petit appartement du quartier de Prenzlauer Berg, avec un balcon » me confie-t-il fièrement. Entre les oignons et les tomates, Anne et Helmut, à la tête de Bioinsel, me racontent : « On a rencontré Abdallah un peu par hasard. L’une de nos clientes était sa prof d’allemand. Alors quand elle a su que nous étions à la recherche d’une nouvelle recrue pour l’équipe, elle nous l’a présenté. Il a commencé par des remplacements et travaille chez nous en fixe depuis le mois de janvier ».
Au moment de déguster le fruit de notre travail, je vois tout à fait ce dont Jule voulait parler. Les discussions sont entrecoupées de « hmmm » et de rires, il y a un vrai sentiment d’unité autour de la grande tablée.
Helmut, Anne et Abdallah
Moder et Rafael l’un des fondateurs de Über den Tellerand
Moder et un ami
Un peu avant le dessert, je fais la connaissance de Safi, un syrien de 25 ans originaire d’Alep et arrivé en Allemagne il y a environ un an. Comment a-t-il entendu parler de l’événement de ce midi ? « J’ai commencé lundi un stage au sein de l’association Über den Tellerand, avec laquelle Kitchen on the run collabore depuis le début du projet. J’ai un diplôme d’ingénieur en Télécommunications donc ce n’est pas vraiment mon domaine de compétences, mais je suis vraiment content de cette opportunité. Je vais apprendre de nouvelles choses et puis ça me permet d’avoir un travail et de m’intégrer à la société allemande ».
Entre femmes
Über den Tellerand, je connais bien puisque j’y ai passé un super moment culinaire en compagnie de femmes afghanes et allemandes quelques jours plus tôt. L’association, créée en 2014 dans le cadre d’un projet de master par quatre étudiants allemands, s’est fixé comme objectif de rassembler locaux et nouveaux venus autour d’activités telles que le chant, le dessin ou le sport mais surtout, autour de la cuisine. « On a par exemple une dizaine de chefs d’origine syrienne, afghane, libyenne ou nigériane qui donnent régulièrement des cours et partagent des plats de leur pays d’origine. On en a d’ailleurs fait un livre de recettes, vendu sur notre site internet, avec à chaque fois, l’histoire du cuisiner ou de la cuisinière » me confie Agnès, une jeune allemande originaire de Stuttgart et en charge de la recherche de fonds pour l’association.
C’est au sein de leurs magnifiques locaux très lumineux, situés dans une partie résidentielle de Berlin, que je me suis donc jointe à Farzane, Fatima, Sarah, Christiane et Katleen. Les cinq femmes se réunissent deux vendredis par mois pour préparer et déguster des recettes afghanes. « Nous sommes habituellement une douzaine de participantes du quartier mais beaucoup sont en vacances ou n’ont pas pu venir aujourd’hui », m’explique Katleen, scénographe berlinoise, à l’origine de ces rencontres. « Lorsque je travaillais comme bénévole dans un centre d’accueil pour réfugiés, des résidentes m’ont souvent fait part de leur envie de pouvoir cuisiner elle-même. Alors avec une amie afghane, établie en Allemagne depuis une trentaine d’années, nous avons contacté Über den Tellerand pour qu’ils nous aident à mettre en place le projet ».
Farzane, Katleen, Christiane, Sarah et Fatima
Et qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ? « On va préparer des pâtes que l’on accompagnera d’une sauce à base de boeuf, pommes de terres, légumes et d’épices », m’informe Farzane. J’en salive déjà ! Elle et moi sommes de corvée patates dans la petite cuisine de l’association, j’en profite donc pour en apprendre davantage sur la jeune afghane de vingt ans qui est aujourd’hui ici avec sa mère, Sarah « Je suis arrivée à Berlin il y a environ huit mois avec mes parents, mes deux jeunes sœurs et mon petit frère. On vit depuis dans un centre d’accueil avec des centaines de résidents. La nourriture n’est vraiment pas très bonne alors je suis très contente de pouvoir venir faire à manger ici et je m’entends très bien avec les autres femmes». Sarah et Fatima, leur « voisine » au centre d’accueil et enceinte jusqu’aux yeux, surveillent attentivement le bœuf qui est en train de mijoter et dont la délicieuse odeur a envahi la cuisine. Farzane a un très bon niveau d’allemand, c’est donc elle qui fait office de traductrice : « Ma mère et Fatima aiment beaucoup cuisiner ici ensemble. Ça nous permet aussi de sortir du foyer et de faire autre chose. C’est une vraie bulle d’air ».
Katleen est quant à elles en pleine préparation du dessert, une spécialité allemande à base de semoule et de compote de pruneaux. Mais finalement, pourquoi cette idée de se retrouver entre femmes uniquement ? « Elles n’ont jamais vraiment de temps pour elles. Elles sont toujours accompagnées de leurs maris et doivent s’occuper des enfants. Alors ici, c’est l’occasion de se retrouver et de passer un bon moment toutes ensemble, sans l’étiquette de réfugiée collée sur leur front ». Les cinq femmes se connaissent depuis plusieurs mois et cela se voit : elles discutent, se donnent des conseils et rient beaucoup ; elles sont comme à la maison. Et à en juger par les sourires de satisfaction et les assiettes vides à la fin du repas, on peut dire que la collaboration germano-afghane a bien fonctionné.
Photos: © Nina.S