C’est en faisant des recherches pour mon prochain séjour en Sicile que je tombe sur un reportage de RFI (Radio France Internationale) qui m’intéresse tout particulièrement. Le sujet ? Abrahah Towoldé, un érythréen arrivé en Sicile en tant que réfugié il y a une quarantaine d’années, reconverti depuis en «ange gardien» pour les migrants et réfugiés qui débarquent à Catane, complètement perdus. Ils les aident par exemple à trouver de la nourriture, à acheter des cartes de téléphone, à se soigner si besoin et surtout, à ne pas tomber entre les mains des passeurs qui promettent de les emmener dans d’autres pays européens, illégalement bien entendu. Abrahah confie d’ailleurs à la journaliste que ces derniers le menacent régulièrement, en lui crevant ses pneus par exemple.
J’ai bien essayé de contacter RFI pour avoir de plus amples informations mais mes tentatives sont malheureusement restées lettre morte. Tant pis, je vais le trouver toute seule Abrahah. Et même si mon taux de réussite est aussi élevé que celui de tomber sur une aiguille dans une botte de foin, ça vaut quand même la peine d’essayer.
1ère étape : observer
Selon la journaliste de RFI, c’est à la gare et dans ses rues adjacentes qu’Abrahah se promène généralement, surtout lorsqu’il apprend qu’un bateau de sauvetage rempli de migrants et réfugiés vient d’accoster. C’est donc à la stazione di Catania Centrale que je début ma petite enquête.
C’est une petite gare relativement calme, avec ses touristes en transit et ses petits restaurants où manger quelque chose sur le pouce. Ici, comme dans le reste des rues à l’architecture typiquement sicilienne de la ville, les migrants et réfugiés sont quasiment invisibles. J’en aperçois cependant quelques-uns, assis sur une place et entourés de sacs et de valises. Je me dirige tout d’abord vers un groupe de militaires stationnés devant l’entrée. Peut-être ont-ils entendu parler de ce fameux Abrahah ? J’imagine en tout cas qu’ils pourront certainement m’aider et me rediriger vers les bonnes personnes.
2ème étape : interroger
Pourquoi sont-ils là ? Que peuvent-ils me dire au sujet de la situation migratoire à Catane ? Ont-ils eu vent de cet « ange gardien » ? Autant de questions auxquelles je n’aurai malheureusement pas de réponses. En effet les 3 jeunes hommes ne daignent même pas m’adresser la parole et s’enterrent dans un mutisme profond. Encore une fois ce mur de méfiance qui s’élève devant moi lorsque je prononce le mot « journaliste », et qui me frustre de plus en plus. Je ne me laisse pas abattre pour autant et décide de me diriger vers le bar de la gare. C’est dans un italien plus qu’approximatif que je m’adresse à la serveuse, une sicilienne d’une cinquantaine d’années vraiment charmante, qui se fait un plaisir de m’aider. « Vous savez, les migrants et les réfugiés, on ne les voit pas beaucoup par ici car ils sont rapidement acheminés vers des centres d’accueil de la région à leur arrivée au port ». Et Abrahah Towoldé, ça lui dit quelque chose ? « Désolée signorina, jamais entendu parler. Mais vous devriez essayer d’aller vers Caritas, juste au coin. Ils pourront peut-être vous aider ».
Et c’est comme ça que je me retrouve à guigner par la fenêtre de la structure à la recherche d’âme qui vive. Il faut dire que de l’extérieur, le bâtiment semble abandonné et on peine d’ailleurs à imaginer qu’il y a une activité en son sein.
Une jeune italienne vient soudainement à ma rencontre et m’emmène dans le petit bureau de la responsable, Valentina, à qui j’explique que je suis sur les routes d’Europe cet été pour le compte d’un magazine suisse, avec comme sujet, la crise des migrants « Ah c’est drôle, on a justement quelques helvètes qui viennent d’arriver pour nous donner un coup de main pendant 3 semaines. Il faut dire qu’avec environ 200 personnes à servir à à chaque repas, on ne chôme pas ici. Des réfugiés et migrants bien sûr, mais aussi des locaux dans le besoin ». Je profite de cette petite discussion improvisée pour lui demander, à elle et quelques membres de son équipe, s’ils ont entendu parler d’Abrahah, cet homme de l’ombre.
Là encore, c’est non.
Je repense aux hommes aperçus plus tôt sur la place ainsi qu’aux abords de la gare, et me dis qu’il est peut-être temps d’aller les interroger. Pour être honnête, il m’a fallu 15 bonnes minutes avant d’oser leur adresser la parole. Je suis en effet toujours mal à l’aise avec le fait de débarquer vers eux, comme ça de but en blanc, pour leur poser des questions. J’ai la sensation désagréable de les utiliser et peur que cela ne s’apparente à du voyeurisme. Mais bon, si je veux avoir une chance de retrouver Abrahah, c’est le moment de me lancer.
Toujours de la même manière : en les saluant tout d’abord, avant de me présenter et de poursuivre avec la fameuse question « Have you met Abrahah Towoldé » ? Et à chaque fois, une réponse négative.
Après plusieurs heures de recherche, j’en viens à me demander s’il existe vraiment et s’il est bien utile de continuer cette recherche qui est, admettons-le, probablement vaine. Mais avant de m’avouer vaincue, je vais encore essayer le port. Qui sait, j’aurai peut-être un peu de chance.
À mon arrivée, je suis surprise par le calme qui y règne. Mis à part quelques dockers en train de prendre l’apéro à une petite buvette, l’ambiance est plutôt paisible. Je vois au loin, un énorme navire orange vif qui attire mon attention. En m’en approchant, je tombe sur 3 bateaux rouillés et dans un état lamentable. Inscriptions en arabe, matelas sur le pont, habits et autres détritus au sol ; il s’agit très certainement d’embarcations ayant quitté les côtes libyennes pour se lancer dans une dangereuse traversée de la méditerranée. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ces centaines de personnes agglutinées dans des conditions inhumaines sur ces embarcations de fortune. Glaçant.
Le gros navire en question est le Siem Pilot, un bateau que le gouvernement norvégien a mis à disposition de Frontex pour les opérations de sauvetage en mer. J’aperçois justement un membre de l’équipage d’une cinquantaine d’années à l’extérieur, en train de transporter des cartons, et en profite pour lui poser quelques questions :
– Bonjour, désolée de vous déranger mais est-ce que je peux vous demander ce que vous êtes en train de monter à bord ?
Il m’observe, l’air de se demander ce que je peux bien lui vouloir. C’est le moment de sortir mon refrain sur le projet Livetrotters qui, encore une fois, fait des miracles.
– Ce sont des couvertures que l’on donne aux personne à qui l’on vient en aide en mer. J’ai pas vraiment le temps de parler là, on justement beaucoup de marchandises à transférer à bord ».
Message reçu, je ferai au plus vite.
– Comment ça se passe au juste ces opérations de sauvetage ?
– Le Centre de coordination des opérations de sauvetage en mer (MRCC), à Rome, nous appelle et nous donne les indications de l’endroit où il y a des personnes en difficulté. Une fois sur place, on les fait monter sur le pont où on leur donne des couvertures, à boire et à manger. Sur le bateau, il y a des policiers et du personnel médical, au cas où il faudrait prodiguer des soins.
– Où est-ce que vous les emmenez ?
– Ça dépend des consignes de Rome. Hier par exemple, on s’est rendu au port de Cagliari avec près de 900 migrants à bord.
– Et ensuite ?
– Ensuite, je ne sais pas exactement où ils vont. Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont redirigés vers des centres d’accueil dans les alentours.
– Des opérations de cette envergure, vous en avez souvent ?
– Au moins une fois par semaine.
Il a l’air assez stressé et je comprends qu’il faut que je le laisse, non sans lui poser une dernière question avant de partir :
– Abrahah Towoldé, ça ne vous dit pas quelque chose par hasard ?
Haussement de sourcils. Prévisible, mais il fallait que je tente le coup.
3ème étape : tirer ses conclusions
Comme vous l’aurez sans doute compris, je n’aurai malheureusement pas réussi à retrouver Abrahah Towoldé. Un peu déçue donc car j’aurais beaucoup aimé discuter avec cet homme et en apprendre davantage sur son histoire et sur l’aide qu’il apporte à ces migrants et réfugiés « dans lesquels il se retrouve ». Cela dit, mon enquête malheureuse m’aura au moins permis de me faire une idée un peu plus précise de la situation migratoire à Catane et des initiatives mises en place en terme d’accueil. Quant à Abrahah, est-il toujours ici ? Sain et sauf ? Je ne le saurai sans doute jamais et ne peut qu’espérer que l’homme de l’ombre se cache au coin d’une rue, en attendant le prochain bateau.
Photos: ©Nina S.
Retrouvez le reportage de RFI au sujet d’Abrahah Towoldé ici